Jean-François Puff
Pour Jacques Roubaud
Je cherche quel poète me rendra la poésie avec elle la réouverture du
monde je l'ai trouvé heureusement je le lis dans les soirs dans les nuits
d'insomnies je pousse avec ses mots le temps j'écarte ce que
je ne peux plus penser
ces choses se déposent en nous à de certaines profondeurs que l’on a
vues descendre vers le fond miroitantes oscillantes tout comme les
coquilles nacrées que l'on lâchait enfant dans les calanques
sous les eaux renvoyaient un soleil semblant de l'œil cligner plus rien
que le remuement de mes lèvres
cette réouverture ne pouvant avoir lieu par l'amour elle a lieu par la mort
parfois il faut aller par d'étranges chemins
For Jacques Roubaud
I am looking for the poet who will give me back poetry with it the reopening of
the world I found him fortunately I read him in the evenings in the
sleepless nights I push with his words time I brush aside what
I can no longer think
these things settle in us at certain depths that we have
seen descend toward the bottom shimmering oscillating like the
nacreous shells we dropped as children in the coves
underwater sending back a sun semblance of an eye blinking nothing
left but the stirring of my lips
this reopening cannot happen by way of love it happens by way of death
sometimes we have to go by strange path
Translated from the French to English by Carrie Chappell
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Soutenance D’hommage
Quand avais-je écrit ce poème ? Je ne m’en souvenais pas, ni à quelle occasion précisément ; mais je me souvenais du poème. Je l’ai retrouvé dans mes archives, après une petite quête numérique .. Il est des alentours de 1995, l’occasion est une rupture amoureuse (j’ai pu t’aimer autant ?). Ça figurait dans un ensemble intitulé Un homme hypothétique. Cette archéologie, un peu vertigineuse pour moi, tend hélas à confirmer ce caractère hypothétique ..
Si je me souvenais bien avoir écrit ce poème, à la différence de nombreux autres, complètement oubliés, c’est que je l’avais envoyé au poète à qui je pensais en l’écrivant, Jacques Roubaud, dans une lettre.
J’ignorais alors que Jacques Roubaud ne répond pas aux lettres.
Il n’y a donc pas eu de réponse à ce poème, et la lecture de mon travail de poésie par Jacques a eu lieu bien plus tard, quand j’ai pu lui mettre un livre dans les mains.
L’adresse de ce poème, d’ailleurs indirecte, puisque le poète est en troisième personne, est restée purement mentale.
Pourquoi avoir adressé ce poème-là, à Jacques Roubaud ? Précisément parce qu’il parle d’une lecture de sa poésie, et plus particulièrement du premier « sonnet de sonnets en prose » de ∈, forme que j’imite très approximativement ici, car ce poème n’a pas quatorze lignes : image en prose de l’image en prose d’un sonnet en vers.
Ces sonnets sont des poèmes de deuil, de mémoire et de réclusion, et je me les disais à moi-même, dans la nuit, comme le poète japonais Teika, tel que nous le présente Roubaud, dans Trente et un au cube : « tard dans la nuit il restait / assis près du lit, / devant la lampe faible, / gémissant doucement des / poèmes, tard dans / la nuit, courbé sur le froid », ou comme Jacques Roubaud lui-même, disant solitairement les poèmes de Dors ..
Le poème s’écrit dans le mouvement de ces lectures, il dit la nécessité soudaine de cette poésie-là.
Statement of Homage
When did I write this poem? I don’t quite remember the time, neither the exact occasion; but I remember the poem. I found it in my archives, after a little digital search .. It dates to around 1995, after a break-up (could I have loved you so much?). It was a part of a group of poems entitled A Hypothetical Man. This archeology, rather dizzying for me, alas tends to confirm this hypothetical character ..
If I remember so well having written this poem, instead of a number of others, completely forgotten, it’s because I sent it to the poet of whom I was thinking while writing it, Jacques Roubaud, in a letter.
I was unaware that Jacques Roubaud does not reply to letters.
Therefore, there wasn’t a response to this poem, and the reading of my poetry by Jacques Roubaud happened much later, when I was able to hand him a book.
The address of this poem, granted indirect, since the poet is in the third person, has remained purely psychic.
Why address this poem, then, to Jacques Roubaud? Precisely because he speaks of a reading of his poetry, and firstly more specifically of “Sonnet of Sonnets in Prose” of ∈, a form that I’m imitating very loosely here, because this poem doesn’t have fourteen lines: an image in prose of an image in prose of a sonnet in verse.
These sonnets are poems of mourning, memory and seclusion, and I spoke them to myself, at night, like the Japanese poet Teika, as Roubaud presents him to us, in Trente et un au cube : “late into the night he stayed / sitting near the bed, / before the frail lamp, / softly moaning / poems, late into / the night, crouched over the cold,” or like Jacques Roubaud himself, alone reciting the poems from Dors ..
The poem is written in the movement of these readings, it speaks of the sudden necessity of this poetry.
Jacques Roubaud
Jacques Roubaud, born in 1932, was a professor of mathematics and is a member of Oulipo. He is the author of a significant body of work, from ∈ (1967) to more recently Cent sept plantes. Among his major poetry collections, he is recognized for Trente et un au cube (1973) and Quelque chose noir (1986). A great scholar and theorist, he has published other works dedicated to the troubadour tradition, the sonnet form, the questioning of the relationship between poetry and memory, and anthologies. He composed a vast prose cycle entitled ‘le grand incendie de Londres,’ which served to intensify the practice of his poetics while also extending them in unexpected directions.
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